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UNE FORÊT SOUS LA MER 

Pour la commande artistique Patrimoine Commun avec VOST Collectif et le Centre Photographique Marseille

Une forêt sous la Mer, lu par Lena Chambouleyron

— enregistrement Nassim El Mounabbih

         Une jeune femme, penchée sur le rebord du bateau à moteur de la capitainerie, observe la forêt et les posidonies à travers l’eau mi-douce mi-salée de la calanque. C’est une belle matinée d’été. Une fraicheur humide émane de la surface de la mer aux couleurs turquoises et la jeune femme, les yeux fermés, respire chaque odeur qui s’en dégage. Le bateau avance au-dessus de la vie végétale avec lenteur, parcourt les vallées fleurissantes et sauvages des fonds marins quand un lièvre passe imperceptiblement entre deux plantes. La bête, telle une limace avec son corps flasque et ses nombreuses antennes, contourne les roches et les algues de la forêt et disparaît sous les fleurs jaunes des posidonies. À la surface, des tomates des mers, boules rouges et vives, gonflent sur les roches non loin des algues du trottoir. Les moules géantes s’accrochent aux tubes porteurs des quais branlants de la calanque et les gabians, aux cris stridents, survolent les alentours. La jeune femme relève la tête, observe la côte où d’étranges visages se dessinent dans les roches de la falaise. Des formes animales que les pêcheurs d’antan détectaient en rentrant de la pêche. Des Dieux protecteurs que les femmes venaient prier en fin de journée. Des animaux. Des chevaliers. Autant de présences divines que la forêt semble grandir sous la mer grâce à elles. Le bateau s’éloigne. Le capitaine Panzani vient de recevoir un appel du large : des voyageurs venant d’un pays lointain souhaitent amarrer leur voilier à la bouée numéro vingt-cinq.

 

         La calanque est entourée de collines aux arbres scarifiés. Torturés par les éléments, leur croissance est perturbée — et se veut particulièrement lente. Sous le soleil brûlant, face au vent et aux embruns salés, les pins restent Bonsaï et les herbes sèches. La nature attire d’autant plus les passants et les curieux par sa rareté. On peut les voir marcher dans la colline, les uns derrière les autres, munis de bouteilles d’eau et de vivres pour passer la journée dans les criques ensoleillées. Autour, des plantes simulent la mort pour renaître vertes à la fraîcheur hivernale. Il fait chaud. Les Globulaires Turbith sont toutes racornies. Les roches glissantes. Les stalactites, mises à nues par les carrières de pierre passées, semblent aujourd’hui vêtues de marbre. Elles tombent d’une roche à l’autre loin des sources et des grottes enterrées où une rivière mystérieuse viendrait encore alimenter la mer d’eau douce. Tous les plongeurs expérimentés de la région explorent les fonds marins, les grottes, à la recherche de l’origine de la vie sous-marine fleurissante et poissonneuse. La source dite « magique » attire les loups, les poulpes et les anchois dans la calanque. Et la forêt, en voie de disparition sur la terre, s’épanouit sous la mer. Le capitaine Panzani tape du pied à bâbord très fort. De plus en plus fort. Un coup encore et la coque bascule, laissant entrer l’eau de la mer dans le bateau par petites vagues chargées d’anchois et d’algues salées. 

              La jeune femme sourit. La grotte nommée « le souffleur » vient de projeter l’eau de la terre d’un jaillissement savant et envié par tous les plongeurs de la région. Les anchois frétillent par centaines au fond du bateau, aux pieds de la jeune femme. Le soleil monte haut dans le ciel. À tribord, le capitaine Panzani accueille les voyageurs en faisant de grands gestes de la main et les guide jusqu’à la bouée numéro vingt-cinq. Les voiles sont enroulées. Les bouts jetés à l’eau. Un instant, la grotte du souffleur déverse à nouveau l’eau douce mystérieuse, laissant apparaître devant elle un arc-en-ciel des plus colorés. Les voyageurs regardent, émerveillés. Tout comme la jeune femme et le capitaine aux visages fiers et assurés. Au loin, la mer est calme. Aucun vent ne vient troubler les courants marins. On peut y voir flotter les drapeaux rouges et noirs des frères pêcheurs, Malik et Jamel. Langoustes, poissons et autres fruits de mer seront recueillis dans des filets pour être vendus au petit matin sur le port du village, situé à quelques kilomètres de là. Les habitants sont nostalgiques. Une photographie de 1950 montre un pêcheur portant à bout de bras un thon d’un mètre quatre-vingt. Une autre, une dizaine de poissons disposés en arc de cercle devant lui. Des étalages à perte de vue sur les quais du port, des bateaux lourds de prises, des habitants heureux et insouciants. Les images jaunissent sur les murs des cafés du village et les jeunes s’échappent de ce passé étouffant en trouvant refuge aux abords de la calanque, assis tous les après-midi sur les escaliers de la falaise qui descendent tout droit dans la mer aux couleurs turquoises. Certains sautent. D’autres, envieux, regardent dans l’eau les fleurs de la forêt en lançant des pierres. Le capitaine attrape le filet et la corde situés à l’avant du bateau qui accélère jusqu’à l’entrée de la calanque. Il marmonne quelques mots au sujet des bancs de poissons qu’il faut protéger. La jeune femme se baisse, ramasse un sceau d’anchois. Le bateau se rapprochant de la falaise, ils attachent le filet aux crochets situés de part et d’autre de la colline avant de rentrer à la capitainerie. La calanque est fermée jusqu’au lendemain matin afin de protéger la forêt du mauvais climat et des intrusions clandestines.

 

             Risques d’incendie. Le vent — véritable fléau du siècle — s’est levé brusquement et souffle désormais contre les falaises, les anciennes carrières, les pins et les plantes en voie de disparition. Plusieurs pierres roulent et tombent sur les plantes côtières. Les anémones palmata. Anthyllis cytisoides. Astragalus petrarchae. Ceratonia siliqua. Lavatera maritima. Autant d’espèces faisant l’objet d’une protection rapprochée dans les collines alentours. Autant de plantes qu’elle tente de protéger chaque jour. La jeune femme a grandi dans un village voisin, elle connaît tous les chemins, toutes les roches des collines, la faune et la flore passées. Tous les jours après son travail à la capitainerie, elle arpente les sentiers arides et les failles de la terre en quête de nouvelles espèces. Mais ce soir, le vent souffle fort et des points lumineux apparaissent au bout de la nuit. Elle se précipite pour éteindre les premières flammes, s’approche des arbres en feu, tente d’étouffer les nouveaux foyers mais l’incendie semble déjà trop engagé. Des colonnes de fumée se forment dans le ciel et les pins sont couchés, calcinés, consumés — la roche couverte de cendre. Le ciel s’éclaire sous la fournaise. La région s’illumine. L’air devient irrespirable et les habitants du village se réveillent en toussant, pris soudain dans l’épaisse fumée de l’incendie. Les flammes s’élèvent, se rapprochent. Le vent souffle par de lourdes rafales et la jeune femme, chassée par le fléau, emprunte un sentier creusé dans la terre. On peut la voir disparaître entre les roches non loin des flammes et des pins embrasés.

 

            La forêt a brûlé, ajoutant des milliers d’arbres morts à la terre calcinée depuis des années. La suie dans les falaises, les stalactites et les branches racornies, le paysage se donne des allures célestes et lunaires. Malik soupire, observe la mer et remonte le dernier filet sans aucune prise. Le bateau tangue dans les courants contraires. La côte noire alentour le regarde à travers des visages de chevaliers, de dromadaires et de Dieux en colère. Autant d’images passées gravées dans la roche pour ne jamais oublier — la forêt a brûlé. Un voilier voyageur apparaît à l’horizon, les voiles gonflées et colorées. Les voyageurs arrivent chaque jour plus nombreux dans la calanque et le capitaine Panzani les aide à amarrer les uns derrière les autres. La nature de plus en plus rare, les curieux s’empressent d’aller voir la grotte du souffleur qui ne cesse de déverser l’eau douce, formant arc-en-ciel et douceur à la surface de la mer. La calanque reste seule poissonneuse. Des poulpes, des crabes, des loups et des lièvres courent dans la forêt aux plantes grandissantes. La jeune femme, penchée à nouveau sur le rebord du bateau à moteur de la capitainerie, s’apprête à plonger. Elle s’incline un peu, respire chaque odeur qui se dégage de la mer et s’élance dans l’eau mi-douce mi-salée de la calanque jusqu’à la forêt, passant à travers les algues et les pousses jaunes des posidonies. En bas, elle court avec les lièvres et les loups et regarde étonnée le 5e élément manquant. La quintessence.

L'ensemble de la série Métamorphoses sur : www.collectifvost.com

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